Les Mangeurs de pommes de terre ou les trois âges de la vie

Parlons famille.  Une famille du Brabant néerlandais. Le Musée Van Gogh à Amsterdam organise du 8 octobre 2021 au 13 février 2022 une exposition consacrée au célébrissime tableau Les mangeurs de pommes de terre [De aardappeleters]. De prime abord, cette œuvre majeure de Vincent van Gogh ne paie pas de mine : des personnages  aux traits grossiers mangent des pommes de terre et boivent du café dans un intérieur sombre et maussade. Pourtant, elle fait partie de ce qui est considéré comme la première grande composition de l’artiste. Occasion pour le musée de s’interroger sur la réelle qualité artistique de ce tableau : « tableau raté ou chef-d’œuvre? ».  Un ouvrage intitulé De aardappeleters. Van Goghs eerste meesterwerk, rédigé par la commissaire de l’exposition Bregje Gerritse, apporte un éclairage nouveau sur la naissance de cette toile emblématique.

Vincent van Gogh peint les Mangeurs de pommes de terre en avril 1885 alors qu’il réside à Nuenen, dans le Brabant néerlandais, où son père exerçait la fonction de pasteur. Durant près de deux années, il dessine à la pierre noire ou peint à l’huile le quotidien des paysans qu’il rencontre dans les champs et côtoie en leur rendant visite ou en logeant chez eux. Ce monde paysan ne l’a, par la suite, jamais vraiment quitté dans ses dessins et sa peinture.

Van Gogh – Korensnijder met hoed – Rijksmuseum, n° inventaire SK-A-2227. Non daté. 1890 (?)

Vincent van Gogh utilise alors une palette de couleurs principalement sombre, dominée par les marrons, les verts et les oranges. Il souhaite se placer dans la tradition des peintres de l’école de Barbizon et admire tout particulièrement son chef de file, Jean-François Millet, qui peint la paysannerie et les travaux des champs. Les repas de paysans faisaient partie des sujets de prédilection de bon nombre de peintres de l’époque. Les représentants de l’école de La Haye [Haagse School] impressionnaient également grandement Van Gogh.  Une des œuvres de Jozef Israël, intitulée Boeren gezin aan de maaltijd [Famille de paysans à table], l’a particulièrement touché. 

Jozef Israëls – Éplucheuse de pommes de terre à Laren – Rijksmuseum, n° inventaire SK-A-2599 – 132 mm X 103 mm.

Van Gogh appréciait aussi le travail de Charles Degroux. Le Bénédicité, qu’il avait pu contempler au Musée des Beaux-Arts de Bruxelles en 1881, l’a beaucoup impressionné.  Il faut également citer, parmi les peintres qui l’ont influencé, Léon-Augustin Lhermitte, le « peintre des moissonneurs », et son ami Anthon van Rappard à qui il a rendu visite à Utrecht en 1883.  Rien n’aurait rendu Van Gogh plus heureux que de s’insérer dans cette lignée de peintres prestigieux à qui il voulait ressembler. 

Animé par toutes ces références, Van Gogh se lança dans une série de croquis et de belles études préparatoires, jusqu’à se sentir suffisamment prêt, en avril 1885, pour réaliser son fameux tableau dans son atelier.

De aardappeleters – Lithographie – 1885. Rijksmuseum, n° d’inventaire RP-P-1912-609

Dans une lettre à son frère Theo, il affirme son intention de peindre « des visages rudes et plats, aux fronts bas et aux grosses lèvres, pas affilées, mais pleines et semblables à celles des tableaux de Millet ». Il ajoute : « J’ai voulu, tout en travaillant, faire en sorte qu’on ait une idée que ces petites gens, qui, à la clarté de leur lampe, mangent leurs pommes de terre en puisant à même le plat avec les mains, ont eux-mêmes bêché la terre où les patates ont poussé ; ce tableau, donc, évoque le travail manuel et suggère que ces paysans ont honnêtement mérité de manger ce qu’ils mangent » [Lettre à Theo, 30 avril 1885]. Il souhaitait dans ce tableau mettre aussi en scène un clair-obscur aussi puissant que celui de son maître Rembrandt. L’ouvrage de Bregje Gerritse est particulièrement intéressant, car il met en valeur, à travers des agrandissements, des détails difficilement observables en raison de l’obscurité de la pièce. Nous n’avions ainsi pas remarqué les saucisses séchant dans l’antre de la cheminée, ou encore le potheis [main de fer] permettant de soulever une marmite sans se brûler. Les vêtements constituent quant eux l’habillement traditionnel des paysans du Brabant de l’époque.

Interieur boerderij in Noord-Brabant met bejaard echtpaar – Fotocollectie Elsevier – Nationaal Archief – 1921

Une fois son œuvre achevée, Van Gogh l’envoya chez son frère Theo, marchand d’art pour le compte de la firme Boussod, Valadon & Cie à Paris, en espérant que, grâce à cette toile, il pourrait se faire un nom. Le tableau ne fit guère impression auprès d’éventuels acquéreurs, et, comme personne n’en voulait, il finit par trouver place au-dessus de la cheminée de l’appartement de son frère, accroché là sans doute pour lui faire plaisir. Le peintre Émile Bernard dit des Mangeurs de pommes de terre que ce tableau était « d’une insigne laideur et d’une vie inquiétante » (Émile Bernard, 1891). Pourtant, Van Gogh le considérait comme son œuvre la plus réussie : « après tout het beste dat ik maakte ». Bregje Gerritse conclut bien entendu qu’il s’agit d’un chef d’œuvre que les contemporains de Van Gogh n’ont pas su reconnaître en tant que tel.

Pour notre part, nous avons avancé une explication toute personnelle de  la notoriété exceptionnelle et du succès populaire de cette œuvre présentant une famille paysanne dans une de nos publications parue en 2009 [cf. La Hollande, Le Cavalier Bleu, p.108-109]. Nous retrouvons à notre avis dans le tableau le thème essentiel des trois âges de la vie (si l’on s’en tient au schéma marital d’autrefois) :

  • Au centre, une jeune fille de dos représente l’enfance. Sa future vie de couple n’a pas encore de visage. Le noir évoque l’inconnu d’un destin qui n’est pas encore définitivement scellé. Lien fortuit ? Jan Steen, peintre néerlandais du XVIIe siècle, a justement peint une jeune fille de dos similaire dans Het gebed voor de maaltijd (La prière avant le repas).
  • A gauche un jeune couple mange des pommes de terre dans le même plat, et ressemble en quelque sorte à ces jeunes mariés qui découpent ensemble une pièce montée le jour de leur repas de noces, rappelant que l’amour est d’abord fusionnel. La vapeur qui se dégage du plat évoque la chaleur, la chaleur de leur amour ?
  • A droite, un couple de personnes âgées est séparé par une poutre, non pas pour signifier leur rupture ou un quelconque désamour, mais sans doute pour symboliser une autre forme d’amour, plus mature et moins fusionnelle, chacun dans son monde. Le bras tendu de la femme passe cette frontière de la poutre, ce qui d’un point de vue de la composition la relie à l’ensemble de la famille. Elle prend bien soin de préserver l’égalité : un café pour chacun des cinq membres de la famille. Mais c’est son mari, le patriarche, qui prime et qui sirote en premier son café. Mais seul son café semble dégager de la vapeur, alors que les autres paraissent froid. L’index tendu de l’autre main de la femme – tout comme ceux du plus jeune couple tenant leur fourchette – semble signifier qu’elle a beau diviser en cinq, la famille est une, indivisible. A moins que ce doigt n’indique la direction de la terre, la direction de la dernière demeure éternelle de chacun. La composition du tableau prend ainsi la forme d’une spirale : de l’enfance, à l’âge mûr, en passant par la vieillesse et enfin, la mort, ou plutôt la terre, un terreau sur lequel repousse la vie, tant  la renaissance semble prendre le dessus. Le spectateur semble aspiré par cette spirale. Il se retrouve happé dans un mouvement tourbillonnant, qui symbolise le retour des saisons et l’éternité.   
  • Certains regards (observez-les bien…) semblent signifier qu’en amour, il y a parfois un des deux partenaires qui interroge peut-être plus que l’autre.
Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Stichting)

En haut à gauche,  l’horloge symbolise le temps terrestre, alors que la croix, elle, renvoie au temps théologique. La lumière qui baigne l’ensemble ne serait-elle pas celle du divin qui guide cette famille dans les ténèbres ? Cette scène – ou plutôt cette cène ?- fait sans doute écho aux vers du psaume CXXVIII : « Tu te nourris du labeur de tes mains. Heureux es-tu ! A toi le bonheur ». Cette famille, protégée par les murs de la chaumière, est réunie autour de deux aliments emblématiques de tout repas aux Pays-Bas : le café et la pomme de terre. Ce qui  compte ici, c’est le lien familial qui se cristallise grâce au sacro-saint repas du soir, au cours duquel toutes les générations se côtoient et partagent un moment d’intimité essentiel pour l’harmonie de la communauté. Gezellig diraient les Néerlandais ! Bon, il est vrai que cette famille semble tout de même bien silencieuse. C’est cette symbolique réglée comme du papier à musique qui rend ce tableau exceptionnel. 

Signalons enfin que la pomme de terre fut un sujet régulièrement choisi dans les compositions picturales des peintres qui ont plaisir à immortaliser deux moments particuliers : le ramassage et l’épluchage, comme le témoignent par exemple ces deux gravures.

Hendrik Valkenburg – L’éplucheuse de pomme de terre – 1836/1896 – Rijksmuseum, n° d’inventaire RP-T-1897-A-3295 – 273 mm X 375 mm.
Carel Nicolaas Storm van ‘s-Gravesande – Aardappelrooisters bij Katwijk – 1887/1889 Rijksmuseum, n° inventaire RP-P-1902-A-22609 – 158 mm X 247 mm.

Tous droits réservés – ISSN 2967-8455



Citer ce billet
Thomas Beaufils (2021, 6 novembre). Les Mangeurs de pommes de terre ou les trois âges de la vie. Patrimoine Nord-Nord-Ouest. Consulté le 16 avril 2024, à l’adresse https://doi.org/10.58079/se3r

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